Ce que chacun voit

Ce que chacun voit

« Marta me conseilla de ne pas trop me soucier de ce que je voyais. Elle me dit cela alors que nous regardons par la fenêtre la procession de la Fête-Dieu qui passait loin dans les champs, là où était semé le lin. Un prêtre marchait en tête, suivi par deux étendards et un groupe de personnes. En contrebas, dans le pré d’un vert criard, un chien courait comme s’il accompagnait les gens dans cette promenade en foule, impromptue, à travers la campagne. J’ignore pourquoi elle m’a dit cela alors qu’elle était sur le point de sortir. Sa main posée sur la poignée, elle avait déjà ouvert la porte.
Le soir, je me suis souvenue de cette phrase. Cliché statique d’un film en mouvement, où toute chose change pour ne plus être ce qu’elle était. Les yeux sont ainsi faits, ils voient une portion inerte d’un tout plus grand, vivant , et ce qu’ils voient, ils l’épinglent et le tuent. C’est pourquoi, quand je regarde les choses, je suis persuadée que je vois du permanent. C’est pourtant une image fausse du monde, lequel est labile et tremblant. Il n’y a en lui aucun point zéro dont on pourrait se souvenir et que l’on pourrait comprendre. Les yeux font des photographies qui ne peuvent être qu’un inventaire, un schéma.
Le paysage relève de la plus grande des illusions, parce qu’il ne saurait avoir de permanence . On s’en souvient comme si c’était un tableau. La mémoire crée des cartes postales sans comprendre en aucune manière le monde. Voilà pourquoi le paysage s’adapte tellement aux états d’âme de ceux qui le regardent. Les gens y voient partout leur propre intériorité d’un instant éphémère. Partout, l’on ne voit que soi. Rien de plus. C’était ce que Marta voulait me dire. »
Olga Tokarczuk
Texte « la fête Dieu » tiré du roman « Maison de jour, maison de nuit », traduit du polonais par Maryla Laurent
Photo @Victor Norlander
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